Texte E. Schmitt

2002

Pour ceux qui ont la chance d’avoir vécu l’expérience de l’immersion dans le grand

paysage éphémère de Dominique Kippelen, au Port du Rhin, à Strasbourg, en 1996, le

terme à présent courant « d’installation » semble infiniment réducteur, même si pour

décrire la famille à laquelle cette oeuvre se rattache, il est sans doute le plus approchant.

L’étrangeté de la situation donnée à explorer au visiteur et l’effet de surprise sans cesse

redoublé qu’elle suscitait, la richesse démultipliée de la proposition artistique, son

extraordinaire échelle et conjointement sa poésie délicate, font incontestablement de ce

travail intitulé « des gouttes de pluie dans la poussière », un tournant essentiel du

parcours de cette artiste.

Plus encore, il lui dessine son identité, sa singularité dans le champ de la création

contemporaine et marque aussi le début d’une plus large reconnaissance de sa pratique.

Le prix du Centre Européen d’Actions Artistiques Contemporaines (CEAAC) décerné à

Dominique Kippelen l’année suivante, est sans aucun doute à considérer comme un écho

à l’onde de choc qui marqua les amateurs d’art, avertis par le bouche à oreille, qu’il se

passait quelque chose d’extraordinaire du côté des silos du Port du Rhin …

Les intéressantes photographies de Robert Bertrand, seules preuves tangibles qui nous

restent de l’existence de cet itinéraire éphémère, si elles en appréhendent la poésie en

tant qu’oeuvres de création elles-mêmes, restituent toutefois difficilement la perception

du visiteur, qui nécessite quelques explications susceptibles de compléter la description

du dispositif par l’artiste elle-même :

Après avoir franchi le seuil d’un grand hangar en apparence désaffecté, le visiteur – on

pourrait dire le « promeneur » compte tenu de la dimension du parcours et de l’échelle

des lieux étendus sur plus de mille mètres carrés dans lequel il est appelé à déambuler, –

se trouve plongé dans une obscurité relative, qui lui permet de deviner, à travers une

brume blanche, un paysage de dunes d’apparence désertique dans lesquelles il se

trouve être en chemin.

Au bout de ce premier parcours un abîme obscur s’ouvre devant lui, dont il ne peut

deviner les formes immenses qu’à la lueur d’une phrase, évoquant par ses mots latins,

lisibles en reflet sur la surface luisante d’un bassin aux eaux noires, la vie et la mort.

Cette visite au « fleuve des enfers », aussi inquiétante que troublante, est accompagnée

d’étranges sons dans lesquels on croit reconnaître, avec le rythme d’un sablier, celui de

milliers de grains déversés dans une coupe géante. Une musique répétitive, imitant

l’éclatement de ces mêmes grains, est diffusée en parallèle à ce dispositif.

Et puis au tournant de l’escalier métallique qui mène au second étage, après le son et

l’obscurité, une matière apparaît, aussi improbable qu’un mirage dans ce lieu clos de

béton dévolu à l’activité industrielle : des tapis d’herbe verte caressés par une lumière

venue du sol, doux au regard à donner envie de se rouler dedans. Le pique nique sur

l’herbe est présent, là, au sortir de la nuit. Le vert n’en est que plus vert, la vie plus

éclatante.

L’itinéraire s’achève à l’extérieur du bâtiment, sur une sorte de toit intermédiaire, avec

une autre surprise : de la fourmi perdue dans un espace insondable, immensurable, qu’il

se trouvait être au début du parcours, le promeneur est mis en situation du géant

surplombant un paysage de mousses et de lichens urbains parsemés d’architectures

miniatures qui sont autant de minuscules temples métalliques totalement insolites.

A travers ce grandiose voyage physique et mental qu’elle propose aux regardeurs de son

oeuvre, Dominique Kippelen, pose les bases d’une expérimentation artistique qui n’a,

depuis, cessé de s’enrichir, et dont il serait réducteur de dire que les fondements sont la

seule problématique de l’espace et du temps, quoique l’exploration qui en faite ici

atteigne des paroxysmes. Ce n’est pas une salle d’exposition que l’artiste occupe avec

cette « installation », mais des milliers de mètres carrés d’un entrepôt dont elle brouille

totalement, pour celui qui s’y déplace, les repères, relatifs à la fois à la nature du lieu et à

son contenant.

Sommes-nous en territoire urbain ou rural, à l’intérieur ou à l’extérieur, dans un désert ou

un vallon, dans l ‘infiniment grand ou le minuscule ?

De ce paysage éphémère, nous n’aurons eu qu’une approche extrêmement fugitive,

unique à « l ‘instant T » de la visite, due à la fragilité de la matière vivante qui la

constitue : l’herbe verte foulée par les visiteurs, ailleurs déjà présentée par l’artiste à

l’état de foin – dont l’odeur entêtante participe à l’effet général de désorientation auquel

est soumis le visiteur-, devient ici, au fur et à mesure de l’exposition, un terrain de boue.

Les questions qui se posent dans cette démarche interrogent en effet la création

artistique elle-même dans son rôle de révélateur d’une réalité totalement fugace, autant

qu’elles interrogent le rôle du spectateur de l’oeuvre d’art contemporain, auquel il est

donné d’être le témoin d’un moment i-reproductible de la vie d’un objet en perpétuelle

évolution, contreexemple du chef d’oeuvre immuable.

A quel instant de son évolution le travail de Dominique Kippelen trouve t’ il son

expression la plus juste ? ou plus exactement quand l’oeuvre est-elle ?