Texte Philippe Piguet

Dominique Kippelen, voyage mental
Philippe Piguet, Paris avril 2010.
Dans sa Théorie du voyage. Poétique de la géographie, le philosophe Michel Onfray considère qu’il existe « deux modes d’être au monde », nomade et sédentaire, et que pour les figurer « le récit généalogique et mythologique a fabriqué le berger et le paysan ». A l’appui d’une comparaison biblique, il situe l’un et l’autre dans les figures d’Abel et de Caïn, l’agriculteur tuant le pasteur, le paysan assassinant le chevrier, et Caïn, maudit par le Tout puissant, condamné à errer. Dans cette histoire, Michel Onfray voit tant la
« genèse de l’errance : la malédiction » que la « généalogie de l’éternel voyage : l’expiation. » Et de conclure que « le voyageur procède de la race de Caïn chère à Baudelaire. »
Rien n’est moins sûr que l’analyse du philosophe hédoniste se trouve être vérifiée quels que soient les cas de figure de nomadisme que l’on considère. Elle a du moins l’intérêt de mettre à nu ce qui fonde la motivation fondamentale de tout voyageur, sinon de tout déplacement, à savoir la quête d’un ailleurs. Il est donc question de l’irrépressible besoin d’échapper au « temps social, collectif et contraignant, au profit d’un temps singulier
construit de durées subjectives et d’instants festifs voulus et désirés », pour citer une fois encore Michel Onfray.
Placer la démarche de Dominique Kippelen en écho à une telle glose ne vise pas à vouloir en faire une application, pas plus que son oeuvre n’en est une illustration ; il s’agit de s’interroger, à travers les propos du philosophe, sur les raisons qui animent l’artiste à cette errance permanente qui justifie son oeuvre. Le seul choix qu’elle a fait ici de structurer cet ouvrage en fonction d’une approche géographique – Europe, Afrique du Nord, Moyen-Orient – en dit long sur la nécessité qui la pousse à aller dans l’espace, au-devant de l’inconnu. Question aussi de déterminisme. Qui de l’artiste et du lieu où elle
intervient instruit l’autre ? Là-dessus, Michel Onfray est formel : « On ne choisit pas ses lieux de prédilection, on est requis par eux », affirme-t-il avec péremption, tout en temporisant : « Il existe toujours une géographie qui correspond à un tempérament. Reste à la trouver. »
Dominique Kippelen n’est pas seulement requise par l’espace, elle l’est aussi par la mémoire des lieux rencontrés et par leur potentialité à la métamorphose. Si chaque lieu est pour elle un territoire d’investigation possible, elle affectionne plus particulièrement des lieux chargés, qui ont une histoire, qui ont été – ou qui sont encore – le théâtre d’une activité, publique ou privée, sociale ou économique, naturelle ou culturelle. Une ancienne fabrique d’engrais, un cabanon de chasseurs, une vieille usine désaffectée d’ateliers textiles, une architecture de verre, un jardin improbable, une citerne historique, des fours traditionnels, le sol d’un musée, un vieil hangar… ce sont là quelques-uns des endroits qu’elle a occupés, transformés, vécus. Le mode éphémère de ses interventions repose
sur le choix d’y inventer un autre espace et d’y instruire une autre mémoire, dans une façon d’élargissement mental. Si l’artiste insiste sur la dimension sociologique et le caractère communicationnel de son travail, elle met aussi en avant ce qu’il en est d’une évocation, d’une suggestion et, pour tout dire, d’un non dit, parce qu’elle sait que rien ne compte plus que les moments de tension, de silence et de secret. L’art de Kippelen procède de la combinaison savante d’un écart et d’une unité, d’un instant et d’une durée, d’une vision attentive du local et de la perception ambitieuse du global.
Dans cette façon d’intervention in situ, la démarche de Dominique Kippelen
s’apparente à celle des artistes du land art. Comme il en était pour eux, une telle posture lui permet de repositionner le statut de l’artiste par rapport au monde extérieur en ne limitant pas son action à la seule production d’images mobilières réalisées dans la solitude de l’atelier mais en la situant au sein même du corps social. Dans une relation de totale proximité avec l’autre, sa culture, ses conditions matérielles et psychologiques de vie au quotidien.
Dans une acception sociologique, voire politique, de l’acte artistique, sans négliger pour autant sa dimension poétique, voire en conjuguant subtilement ces deux qualités de sorte à créer une situation inédite, temporaire et mémorable. Dès lors qu’elle sait pouvoir disposer d’un lieu, Dominique
Kippelen procède tout d’abord sur le mode du repérage. Il lui faut l’éprouver, le sentir, le vivre pour mieux le comprendre dans les linéaments de son histoire, pour mieux en percevoir le caractère dans la singularité de sa personnalité, pour mieux en mesurer la capacité à la métamorphose. Il est question non seulement de culture mais de langage, non seulement d’esprit mais de corps, non seulement d’espace mais de matière. L’une des conditions sine qua non à la possibilité d’un travail relève bien plus de la façon dont l’artiste va pouvoir tout d’abord s’immiscer dans le lieu, quitte à le subvertir par la suite, que d’y ajouter tout simplement sa marque. Il est question en effet de l’instruire – a-t-on dit – d’une nouvelle histoire et d’une nouvelle mémoire, cela se joue donc au plus fort d’une intimité.
Attentive à toutes les données repérées sur place, et ce quel que soit leur registre, Dominique Kippelen s’applique à les intégrer au projet de son intervention. Ce qu’elle apporte et qui procède de son propre imaginaire fait alors l’objet d’une véritable greffe, au sens le plus organique du mot, et dans cette qualité-là d’hybridation qui caractérise si fortement la nature même de l’art contemporain. A la découverte de son oeuvre, on relève très vite combien elle est sensible à l’idée de nature et comment nombre de ses travaux la convoquent. Comment celle-ci n’y est pas un simple prétexte mais agit pleinement en tant que médium ou liant. L’artiste use du végétal comme un peintre utilise tel ou tel matériau parce qu’il sait lui permettre de jouer avec la lumière, de composer avec les formes, de produire un sens précis, voire de charger son image d’un temps autre. Aux jeux combinés du vivant et de l’artificiel, Dominique Kippelen aime s’adonner pour tenter d’opérer toutes sortes de transmutations matérielles et physiques. Les situations plastiques qu’elle invente le sont toujours à des fins expérimentales qui sollicitent tous les sens et son intention est de nous inviter à en refaire sans cesse l’apprentissage. Chacune de ses interventions s’offrent en effet à voir comme s’il était question de nous les réapprendre, sinon de nous les rappeler. Voudrait-elle combattre une époque qui ne se gargarise que de norme et de standard et porte au plus haut d’une culture virtuelle le concept de formatage, elle ne s’y prendrait pas autrement. Aussi son art fait-il oeuvre de salubrité sensorielle et sa façon de mélanger les genres, les styles, les matériaux et les images contribue-t-elle non seulement au maintien de notre éveil mais à en faire le vecteur d’un perpétuel éblouissement. La plupart des interventions de Dominique Kippelen en appelle à l’idée de déambulation, de passage et de traversée. Si ces mots sont le propre même de l’idée de voyage et déterminent ce qui fonde le concept de nomadisme, ils sont ici chargés de sens divers et multiples. Historiquement, le mode de la déambulation, instruit par le land art, fait écho à une appropriation de l’oeuvre par le biais de la marche dans un espace grand ouvert, celle-ci étant un élément constituant de celle-là. Chez Kippelen, il y va d’une mesure quelque peu différente. Ses installations sont le fait de l’occupation d’un territoire à la surface limitée et se développent volontiers à l’intérieur d’un champ clos. En conséquence leur découverte est ordinairement réglée selon un parcours le plus souvent structuré et défini. Si tel dispositif ne bride en aucune manière la liberté du promeneur, elle est surtout d’ordre mental et perceptif et la divagation à laquelle il est invité l’entraîne à l’aventure d’une errance davantage intérieure qu’extérieure. Il se laisse envahir par le lieu dans lequel il déambule et peut ainsi à loisir éprouver la dimension poétique engendrée par la proposition de l’artiste pour ce que, comme le disait Cocteau, « la poésie est invasion et non évasion. »
Les installations de Dominique Kippelen se plaisent à multiplier les pistes en établissant tout un jeu de passages qui déterminent comme un fil rouge à suivre pour ne pas le perdre. On y circule à la découverte de l’espace investi en poussant une porte, en longeant un couloir, en franchissant un volume, en grimpant sur une passerelle, en passant d’un niveau à l’autre. Guidé par la lumière, sinon l’obscurité, porté par les images, les sonorités, voire les odeurs, le promeneur est invité en quelque sorte à embrasser l’espace et tous les passages empruntés agissent comme autant de diverticules qui en
relient les instants éclatés. L’expérience qu’il en fait n’est pas sans rappeler la façon dont le regard se perd et se rassemble à la vue d’une gravure de Piranèse. Quelque chose est à l’oeuvre dans la démarche de Kippelen qui procède ainsi de la forme du labyrinthe pour ce qu’elle sous-tend non seulement l’image d’un réseau complexe de dédales et de lacis mais celle d’un lieu expérimental ouvrant sur un ailleurs.
A la traversée de quel miroir les oeuvres de Dominique Kippelen nous invitent-t-elles, sinon à la rencontre d’images du monde qui ne sont autres que des images de soi ? Il en est toujours ainsi du voyage. Quel qu’il soit.
« Dans le voyage, note Michel Onfray, on découvre seulement ce dont on est porteur. Le vide du voyageur fabrique la vacuité du voyage ; sa richesse produit son excellence. » La démarche de l’artiste vise justement à nous emplir de sorte à ce que nous soyons de cette seconde nature. Simple principe d’invasion. Et comme le dit encore le philosophe : « Toute documentation nourrit l’iconographie mentale du voyageur. » C’est dire si l’art de Dominique Kippelen est une invitation au rêve, avec tout ce que cela peut supposer de chamboulements perceptifs et sensibles. Une invitation à une sorte d’échappée belle entraînant l’esprit non à sa vacance mais à une pleine ébullition de signes, d’images et de sons. Entre épiphanie et disparition. Exactement comme il en est d’un voyage intérieur, dès lors que l’on s’approche du miroir et que l’on s’y trouve, puis qu’on y pénètre pour
tenter de s’y retrouver.